La fin du chef pompier

Dec 8, 2020 | Urgence

Ce texte a été écrit en hommage à ces hommes de feu qui ont constitué nos mentors, et qui ont façonné le visage de l’incendie au Québec en tenant leurs services à bouts de bras pendant de longues années… afin de protéger les citoyens de leurs municipalités au détriment de leurs propres familles, et ce jusqu’à leur départ à la retraite.

Samedi soir. Je suis assis dans la caserne à compléter les payes des gars avec comme bruit de fond le match de hockey des Canadiens sur la petite télévision du bureau.

Je ne peux m’empêcher de me remémorer tous ces souvenirs en regardant les murs garnis de photos, les tablettes de trophées, les portes endommagés, les camions bien lavés. Que dire de cette odeur qu’on ne retrouve qu’ici? Une odeur tellement familière.

Je me rappelle mon entrée dans la gang des pompiers alors que mon cousin m’avait présenté au chef de l’époque. Après quelques minutes à discuter avec lui et une poignée de main, je faisais dorénavant partie des pompiers de ma municipalité.

Je me rappelle les premières interventions où je me déplaçais sur les lieux des incendies et j’attendais patiemment, sur le bord de la rue, qu’on me confie une tâche à faire. Je n’étais payé que si j’accomplissais quelque chose sinon, je retournais à la maison avec le sentiment d’avoir été là au cas où… sans salaire mais avec toute ma passion.

À mon arrivée, on m’a rapidement assigné au gros Bob pour apprendre le métier. Grand et fort comme un bœuf, Bob n’avait peur de rien. Il m’a rapidement pris en charge lors des appels. J’avais confiance en lui… il avait vu tellement de feu dans sa vie! Je faisais ce qu’il me disait de faire et j’apprenais rapidement.

Je me rappelle aussi les soirées à la caserne à prendre une p’tite frette avec les gars en jasant de tout et de rien. On avait tellement de plaisir, on riait comme des fous des blagues de Roger, on changeait le monde, on ne comptait pas nos heures à la caserne.

Je me rappelle aussi des incendies… surtout ceux l’hiver! Avec nos bottes à jambes et nos imperméables, il faisait froid… non frette!!! On avait hâte que nos mitaines de laine gèlent pour se réchauffer le bout des doigts. Je me rappelle aussi que nos femmes n’hésitaient jamais à se déplacer chez Gisèle, la femme du chef, pour faire des sandwichs et nous préparer du café chaud qu’elles venaient nous porter sur les lieux d’un incendie. On était chanceux de pouvoir compter sur elles.

Je me rappelle d’avoir craché et mouché des résidus noirs pendant plusieurs jours après les incendies… Nous n’étions pas vraiment conscients des dangers de la fumée… et nous étions peut-être un peu trop fiers devant nos chums… 

Je me rappelle aussi des innombrables heures en formation avec d’abord les blocs, puis les modules, les profils, les séminaires… un éternel recommencement à chaque fois parce qu’on ne reconnaissait jamais notre formation d’une fois à l’autre, d’une instance à l’autre. Par contre, on apprenait de la nouvelle matière et surtout, on partageait notre passion avec des gars d’autres services d’incendie. Heureusement qu’on pouvait compter sur nos femmes pour s’occuper des enfants.

Je me rappelle les nombreuses occasions où je n’étais pas à la maison parce que j’étais au feu, j’étais à suivre de la formation ou j’animais de la formation, j’étais de garde à la caserne, je participais à une levée de fonds ou un événement dans la paroisse, j’aidais un gars qui vivait un bout difficile à la maison. Heureusement, ma femme et mes enfants ont toujours été compréhensifs sachant très bien que j’étais en train d’aider des citoyens, pas de faire le mal.

Je me rappelle le fameux bogue de l’an 2000 qui nous a tant fait travailler mais où rien n’est finalement arrivé. Une autre veille de jour de l’an à la caserne loin de ma famille… 

Je me rappelle l’adoption de la loi en sécurité incendie et l’impact que cela a eu sur nos services d’incendie. Moi qui n’étais pas le plus instruit, je devais, à titre de directeur du service d’incendie, me familiariser avec des nouvelles réalités complexes comme les schémas de couverture de risques, les devis de camions, la force de frappe, la formation obligatoire, les normes d’entretien, les concepts associés à la prévention des incendies, etc. J’ai fait ce que j’ai pu pour demeurer crédible aux yeux de mes hommes et j’ai défendu les intérêts de mes citoyens au détriment de ceux qui voulaient utiliser ces schémas pour assouvir leur soif de pouvoir. Toutefois, je savais très bien que je ne faisais qu’acheter du temps…

Aujourd’hui, j’ai toujours la même passion qu’à mes débuts. Par contre, mes mains vieillissantes et mes douleurs aux articulations trahissent mon expérience dans le métier. Éternel hyperactif que j’étais, la fatigue arrive dorénavant beaucoup plus rapidement qu’avant.

Je regarde mes enfants et je ne peux m’empêcher d’avoir un petit pincement au cœur. Je passe du temps de qualité avec mes petits-enfants lorsque je les vois mais rien ne pourra jamais me permettre de reprendre ces moments perdus avec mes propres enfants au fil des ans à servir mes citoyens. J’ai encore en tête leur regard à la fois triste et inquiet lorsque je quittais pour un appel… une image qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Par contre, j’ai fait la paix avec le passé.

Je regarde les nouveaux pompiers et je les envie. Ils sont différents dans leur façon d’être, n’ont pas le quart de notre débrouillardise, ni même la moitié de notre passion pour aider les citoyens. En revanche, ils sont plus instruits, plus forts et possèdent de bien meilleures techniques de travail que nous. Ils sont plus conscients des dangers associés au métier et ne mettent pas leur vie inutilement en danger. De plus, ils savent tracer la ligne entre leur vie de famille et leur travail de pompier. Pour eux, être pompier, c’est d’abord un emploi.  

Je termine mon dernier samedi soir en carrière à la caserne. À partir de demain, je céderai ma place à mon adjoint de 20 ans mon cadet. Il a l’énergie que je n’ai plus pour remettre à jour notre service d’incendie. Il a les études pour comprendre la complexité des enjeux municipaux et les maîtriser. Il a l’ouverture d’esprit pour prendre les décisions difficiles que je ne suis plus prêt à prendre.

Ce soir, je quitte dans le silence avec le sentiment du devoir accompli. Après plus de quatre décennies au service de mes citoyens, je vais finalement pouvoir me concentrer sur celle qui a été présente à mes côtés depuis mes tout débuts à attendre patiemment « sur le bord de la rue »… SA tâche… à espérer SA paye. À partir de ce soir, je redeviens un conjoint pour ma tendre épouse. Je t’aime…

Patrick Lalonde

Patrick Lalonde

Author

Diplômé en gestion à HEC Montréal et en Leadership public à la Kennedy School de l’Université Harvard, Patrick Lalonde a occupé plusieurs emplois à titre de gestionnaire dans les secteurs privé et public avant de démarrer la firme ICARIUM Groupe Conseil. Non seulement enseigne-t-il la gestion à HEC Montréal aux étudiants du baccalauréat et du MBA depuis plus de 20 ans, tant en français qu’en anglais, mais il collabore depuis 2004 avec une multitude d’organisations à développer le plein potentiel en gestion de leurs dirigeants par le biais de formations, de coaching et de services-conseils.