On a frappé LE mur!

Feb 25, 2024 | Gestion

Avec plus de 50 000 km parcourus annuellement à sillonner les routes du Québec et du Nouveau-Brunswick afin de former et/ou accompagner des officiers en sécurité incendie et des directions municipales, je considère être dans une position privilégiée pour porter un regard sur la situation que l’on vit depuis plusieurs années en sécurité incendie.

Plusieurs des éléments abordés dans ce texte l’ont aussi été au cours de mes présentations lors de différents congrès au fil des dernières années.

Faites-vous partie de la parade?

La réponse à cette question revient à chaque année lors des Congrès de l’AGSICQ. Les participants ont le choix entre trois conférences où l’une d’entre elles parle des notions de gestion d’intervention alors que les deux autres parlent de sécurité civile ou de gestion administrative. Où croyez-vous que vont les participants? Je vous laisse deviner. On parle ici de gestionnaires en sécurité incendie et en sécurité civile! La réponse : La gestion d’intervention domine largement les deux autres conférences.

C’est là qu’on réalise que s’applique le vieil adage qui veut que seulement 2% de la population fasse partie d’une parade, que 8% assiste à la parade et que 90% n’ait aucune idée qu’une parade se déroule ou qu’ils se trouvent sur le mauvais coin de rue.

Pourtant, à mon humble avis, le défi de la sécurité incendie n’est définitivement plus dans la gestion d’intervention mais dans la gestion de la tempête parfaite avec laquelle les directions municipales doivent conjuguer au niveau de la gestion administrative de leurs services de sécurité incendie. Faites-vous partie du 10% qui le réalise?

Fait #1 : Les interventions ont évolué

Le dernier rapport annuel des statistiques du ministère de la Sécurité publique nous apprenait que nous avons connu une augmentation de 7,3% des incendies déclarés de 2016 à 2020 au Québec, et une augmentation de 11,4% du nombre d’incendies par 1000 habitants de 2019 à 2020.

Il ne faut pas se laisser berner par ces chiffres alors que l’augmentation constatée est surtout attribuable à l’augmentation du nombre de municipalités qui déclarent pour la première fois leurs incendies au MSP plutôt que par une augmentation réelle des incendies constatées sur le terrain. La réalité, c’est qu’il y a moins d’incendies de bâtiments qu’avant au sein de nos municipalités (et c’est tant mieux!). L’historique, année sur année, d’un même service de sécurité incendie tend à démontrer une baisse pouvant parfois aller jusqu’à 50% moins d’incendies d’envergure qu’avant.

Parallèlement à cela, le Underwriters Laboratories nous apprenait voilà déjà quelques années que les incendies de contenu atteignaient l’embrasement généralisé en 17 minutes en 1985 alors que le même stade était dorénavant atteint en 3 minutes en 2016. Constat identique pour ce qui est des feux de structure qui atteignaient eux aussi l’embrasement généralisé en 5 minutes comparativement à 29 minutes 30 ans plus tôt. L’utilisation de nouveaux matériaux dans la construction des maisons et/ou dans la confection des meubles en est la cause.

En résumé, on enregistre moins d’incendies de bâtiments, donc nos intervenants en sécurité incendie sont moins exposés à ce type d’intervention… ne sont pas aussi efficaces qu’ils pourraient l’être… mais doivent lutter avec des brasiers qui progressent plus rapidement que jamais… nécessitant d’être plus efficace que par le passé et surtout, les exposant davantage à des risques pour leur sécurité. Paradoxal?

D’autre part, le vieillissement de la population et la hausse fulgurante des urgences en lien avec les changements climatiques font en sorte que les interventions sont de plus en plus longues et complexes pour les pompiers qui doivent souvent se contenter de jouer un rôle réactif lors de tels événements faute de techniques d’intervention adéquates.

Constat #1 : « La gestion d’intervention, telle qu’on la connaît depuis l’adoption de la loi en sécurité incendie et de la loi en sécurité civile en 2001, est devenue inefficace et inefficiente. »

Fait #2 : Il y a plusieurs formes de cancer reconnus chez les pompiers au Québec

Depuis avril 2016, la CNESST reconnait plusieurs formes de cancer parmi les maladies professionnelles chez les pompiers : cancer du rein, cancer de la vessie, cancer du larynx, cancer du poumon, le mésothéliome, le myélome multiple, et le lymphome non Hodgkinien, notamment. Depuis 2021, la loi reconnaît même automatiquement ces formes de cancer lorsqu’un pompier respecte certains critères prévus par la CNESST. La reconnaissance de ces maladies fait en sorte que les pompiers qui en seront diagnostiqués pourront recevoir des indemnisations en vertu de la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles.

Or, la Loi sur la santé et sécurité au travail prévoit que les services de sécurité incendie devront travailler à identifier et développer des méthodes de travail visant à réduire le taux d’occurrence de ces mêmes cancers.

La CNESST et L’APSAM ont récemment actualisé, en janvier 2024, le Guide des bonnes pratiques visant l’entretien des vêtements de protection pour la lutte contre les incendies.  On y aborde essentiellement les pratiques à jour qui favorisent la décontamination des habits de combat après les incendies ou les pratiques en présence de fumée, de la décontamination des équipements, des outils et des véhicules après les interventions, du remplacement des habits de combat après une certaine période garantie par le manufacturier, du remplacement des cagoules après chaque bouteille d’air, et du port d’un appareil respiratoire pendant toutes les phases d’un incendie y compris pendant le déblai et la RCCI.

Celui ou celle qui défiera ces règles le fera en toute connaissance de cause face aux dangers que les pratiques actuelles peuvent avoir sur les pompiers, donc s’exposera non seulement à l’intervention des inspecteurs de la CNESST sur les lieux de travail, advenant une plainte de la part d’un pompier, mais pourrait même éventuellement aller jusqu’à une poursuite pour négligence criminelle en vertu de la loi C-21 du code criminel du Canada.

Ces recommandations existent depuis 2017 et pourtant, je n’ai pas rencontré, à ce jour, un service qui appliquait intégralement l’ensemble des pratiques préconisées par l’APSAM et la CNESST dans la dernière version du guide. L’adoption de ces nouvelles pratiques demande nécessairement un réaménagement budgétaire dans plusieurs services de sécurité incendie. Par contre, c’est surtout dans la gestion des mentalités que c’est difficile alors que certains intervenants profitent de l’occasion pour exiger le NEC-Plus ultra de la protection individuelle alors que d’autres banaliseront le tout. La gestion du changement est, et demeure, un défi de ce côté.

Constat #2 : « À chaque incendie de bâtiment et à chaque feu de véhicule, on expose nos pompiers et officiers à plusieurs formes de cancer. »

Fait #3 : Les générations Y et Z ne sont pas faciles à attirer, motiver et retenir au sein des SI

Les boomers et les X étaient des bourreaux de travail. Pas les Y et les Z. Le travail, ce n’est plus les vacances… en tout cas pas pour eux! J’ai d’ailleurs déjà abordé ce sujet dans de nombreux articles et de nombreuses conférences par le passé.

Par contre, l’ISQ publiait dernièrement l’analyse démographique des différentes régions au Québec. On pouvait y lire que les régions de l’Abitibi-Témiscamingue, Saguenay-Lac-St-Jean, Bas-St-Laurent, Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine et de la Côté-Nord ont connu une baisse de la population au cours des dernières années et que cette tendance ne changera pas au cours des prochaines années. Ajoutez à cela la pénurie de main-d’œuvre à l’échelle provinciale qui ne fera que s’accentuer jusqu’en 2035 et vous avez un beau casse-tête pour plusieurs gestionnaires municipaux.

Les jeunes pompiers sont davantage loyaux envers les gens qu’envers les organisations. Ceux et celles qui désirent vivre de leur passion n’attendent pas les bras croisés que des emplois au statut précaire soient créées dans leur patelin d’origine pour agir. Lorsqu’une municipalité n’est pas en mesure de leur offrir des emplois à temps plein avec certains avantages sociaux, ils déménagent ailleurs dans un endroit qui est en mesure de le faire. Point final.

Finalement, le défi des services de sécurité incendie à temps partiel, dont le modèle de desserte a toujours été axé autour d’une population locale en quantité suffisante, disponible en tout temps pour répondre aux interventions d’urgence, et dont les pompiers acceptaient d’être rémunérés par une paie symbolique, est justement d’adapter leur fonctionnement à une réalité qui a changé, et qui est drôlement plus dispendieuse à maintenir. D’une part, les jeunes pompiers/pompières embauchés doivent souvent conjuguer avec des familles reconstituées qui réduisent leurs plages de disponibilités pour répondre aux interventions une semaine sur deux, ont des emplois plus éloignés de la maison qui les empêchent d’être présents sur le territoire de leur municipalité, et occupent un emploi à temps plein dont les heures de travail ne font que s’allonger. Ça devient difficile de jongler avec toutes ces balles sur du long terme. Le constat? La durée de vie d’un nouveau pompier à temps partiel est dorénavant de moins de cinq ans.

Constat #3 : « Les jeunes ne s’identifient plus au modèle du pompier volontaire et n’ont plus les conditions de vie compatibles avec un statut de pompier à temps partiel ou à statut précaire. »

Fait #4 : La capacité de payer des contribuables a atteint sa limite maximale

Le niveau d’endettement au Canada est de 186,2%. 60% des ménages québécois affirment ressentir la hausse des taux d’intérêt sur leur quotidien et plusieurs institutions bancaires font état d’une tendance à la hausse des défauts de paiement de la part de leurs clients depuis 2021.

D’une part, les municipalités doivent se battre avec des entreprises privées pour recruter et retenir leur main-d’œuvre. Si les entreprises privées peuvent se permettre d’offrir des ponts d’or aux meilleurs travailleurs car ils y jouent de leur propre survie, les municipalités sont prises à devoir honorer des conventions collectives signées sur plusieurs années, sont encadrées par la loi sur l’équité interne donc ne peuvent jouer avec les classes salariales comme bon leur semble, et ne peuvent refiler la facture aux contribuables qui ne veulent surtout pas voir leurs comptes de taxes augmenter au-delà de la fourchette du 2% à 3% annuellement.

D’autre part, la hausse de l’indice des prix à la consommation, qui dépassent les 4% annuellement depuis 2021, a conduit à une flambée du prix des matières premières nécessaires aux opérations des différentes services municipaux, dont les services de sécurité incendie, mettant une pression supplémentaire sur les budgets.   

On peut résumer le tout ainsi : Le citoyen moyen est très endetté et lourdement taxé par le biais des taxes et impôts. S’il vit en région, il doit non seulement rembourser ses lourdes dettes, mais doit aussi payer ses services municipaux plus chers que s’il restait dans le milieu urbain, mais en recevant moins en salaire pour acquitter ces frais car le salaire moyen et médian des travailleurs est inférieur en région qu’en ville. 

Constat #4 : « Il n’y aura pas plus d’argent sur la table au cours des prochaines années dans les municipalités tant et aussi longtemps qu’une réforme de la fiscalité municipale n’aura pas lieu. »

Le défi dans la gestion des services de sécurité incendie

On demande aux officiers de direction de générer de la productivité avec leurs ressources humaines-matérielles-financière, d’être conformes à la réglementation en vigueur, d’être sécuritaires avec leur personnel et de maintenir un climat de travail sain au sein de leurs casernes.

En même temps, je viens de vous démontrer, appuyé par des statistiques récentes et des recherches actualisées, que les incendies de bâtiments évoluent plus rapidement que les techniques de combat, que l’évolution de la réglementation en matière de santé et sécurité entraîne une refonte majeure dans la gestion des méthodes de travail et dans l’encadrement des pompiers, que le recrutement n’ira pas en s’améliorant, et que les budgets municipaux continueront à subir les pressions de citoyens surendettés désirant maintenir leurs comptes de taxes aussi bas que possible.  

Doit-on se surprendre qu’il manque de relève pour assurer la direction de nos services de sécurité incendie? Qui plus est, peut-on se surprendre de voir un taux de roulement anormalement élevé parmi les maires, élus et DG au sein des municipalités?

Désolé mais nous avons frappé LE mur au Québec…il y a urgence d’agir… et il faudra définitivement penser à l’extérieur de la boîte pour régler la situation.

Patrick Lalonde

Patrick Lalonde

Author

Diplômé en gestion à HEC Montréal et en Leadership public à la Kennedy School de l’Université Harvard, Patrick Lalonde a occupé plusieurs emplois à titre de gestionnaire dans les secteurs privé et public avant de démarrer la firme ICARIUM Groupe Conseil. Non seulement enseigne-t-il la gestion à HEC Montréal aux étudiants du baccalauréat et du MBA depuis plus de 20 ans, tant en français qu’en anglais, mais il collabore depuis 2004 avec une multitude d’organisations à développer le plein potentiel en gestion de leurs dirigeants par le biais de formations, de coaching et de services-conseils.